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À midi, Mowry revint prudemment à la gare et rôda alentour pendant vingt minutes comme s’il attendait quelqu’un. Il observa dans toutes les directions tout en paraissant ne s’intéresser qu’aux flots d’arrivants. Cinquante ou soixante personnes devaient ainsi flâner en l’imitant inconsciemment ; parmi elles, il n’en décela aucune qui tint un œil astucieusement posé sur les casiers. Il y en avait bien une douzaine dont les muscles saillaient et qui avaient le visage dur et inexpressif des flics en civil ou des sbires du Kaïtempi ; mais ils ne s’intéressaient qu’à ceux qui franchissaient le portillon.
Il finit par courir le risque ; il s’avança d’un air dégagé jusqu’à son casier, inséra sa clé dans la porte en regrettant de ne pas posséder un troisième œil sur la nuque. Il ouvrit la porte, sortit la mallette et passa un instant très désagréable avec cette maudite preuve à la main. Si quelque chose devait se produire, c’était le moment où jaillirait un cri de triomphe, où une main pesante s’abattrait sur son épaule et où des visages impitoyables feraient leur apparition.
Mais rien ne se produisit. James Mowry s’éloigna, l’air innocent, avec en lui l’effroi du renard qui entend les aboiements distants et sonores des chiens de chasse. À l’extérieur de la gare, il monta à bord d’un autobus et guetta tout signe de filature. Il y avait de bonnes chances que nul ne l’eût remarqué.
Personne ne s’intéressait peut-être à lui parce que le Kaïtempi tournait toujours en rond sans avoir la moindre idée de l’endroit par où commencer. Mais Mowry ne pouvait accepter cela aussi facilement, ni sous-estimer l’habileté de l’ennemi. Il avait très bien pu décider de ne pas l’épingler aussitôt en espérant arriver au reste des prétendus comploteurs. Le Kaïtempi n’était pas du genre qui s’attaque à un seul individu ; il préférait prendre son temps et s’emparer de tout un réseau.
Durant le trajet, il regarda donc à maintes reprises vers l’arrière, observa les passagers qui montaient et descendaient, en s’efforçant de repérer toute dynocar le suivant. Il changea cinq fois de bus, passa par deux allées sordides et traversa trois grands magasins.
Enfin satisfait de l’absence de poursuite discrète, il se rendit à son appartement, glissa d’un coup de pied la mallette sous le lit et émit un profond soupir. On l’avait averti que ce genre de vie s’avérerait pénible pour les nerfs. C’était vrai !
Ressortant, il acheta une boîte d’enveloppes et une machine à écrire bon marché. Puis, utilisant le papier du Kaïtempi, il passa le restant de la journée et une partie de la suivante à taper rapidement. Inutile de s’inquiéter de ses empreintes ; un traitement spécial les avait transformées en taches vagues et impossibles à identifier.
Ayant terminé ce travail, il consacra la journée du lendemain à de patientes recherches dans la bibliothèque municipale. Il prit beaucoup de notes, retourna chez lui, puis écrivit des adresses et affranchit une pile d’enveloppes.
Tôt dans la matinée, il expédia plus de deux cents lettres à des rédacteurs en chef, à des speakers, à des chefs militaires, hauts fonctionnaires, chefs de la police, politiciens éminents et membres clefs du gouvernement. Tapé sous l’en-tête du Kaïtempi, surmonté du sceau au glaive ailé, le bref message déclarait :
Sallana était le premier.
Bien d’autres suivront.
La liste sera longue.
Dirac Angestun Gesept.
Cela fait, il brûla la boîte qui avait contenu les enveloppes et lança la machine à écrire dans le fleuve à l’endroit où il était le plus profond. S’il avait l’occasion d’écrire encore des lettres, il achèterait une autre machine à écrire dont il se débarrasserait de la même manière. Il pouvait bien se permettre d’acheter et de jeter une centaine de machines s’il le jugeait nécessaire. Plus on est de fous, plus on rit. Car si le Kaïtempi analysait les caractères de la correspondance menaçante et découvrait qu’un nombre de machines important avait été utilisé, il croirait qu’une organisation gigantesque était à l’œuvre. En outre, chacun de ses achats concourait à la création d’une inflation de monnaie sans valeur au sein de l’économie jaimecaine.
Il rendit ensuite visite à une agence de location où il prit une dynocar pour une semaine, en utilisant le nom de Shir Agavan et l’adresse de l’hôtel où il s’était inscrit en premier lieu. Grâce à son véhicule, il put se débarrasser de cinq cents étiquettes, distribuées dans plus de six petites villes et trente villages. Le travail était beaucoup plus risqué qu’à Radine ou Pertane.
Les villages étaient les plus dangereux ; plus ils étaient petits, plus ils posaient de problèmes. Dans une cité d’un quart de million ou de deux millions d’habitants, un étranger est une non-entité négligeable ; dans un hameau de moins de mille habitants, on le remarque, on l’observe, et l’on épie ses moindres mouvements.
À plus d’une reprise, un tas de péquenots lui donnèrent l’occasion de coller une étiquette en attirant l’attention sur sa voiture. Par jeu, on prit deux fois son numéro. Il avait eu raison de donner une fausse piste en louant sa voiture, car les policiers qui enquêteraient au sujet de la soudaine éruption d’étiquettes subversives associeraient certainement le phénomène avec l’étranger rapide et banal qui conduisait la dyno immatriculée XC-17-978.
Il y avait exactement quatre semaines que James Mowry se trouvait sur Jaimec lorsqu’il apposa la dernière étiquette de sa valise et atteignit ainsi la fin de la Phase Un. C’est à ce stade qu’il commença à se sentir découragé.
Dans les journaux et sur les ondes, les officiels maintenaient toujours un silence total sur ses sournoises activités. Pas un mot n’avait été prononcé sur le meurtre du major Sallana. Selon les apparences, le gouvernement ne prenait point garde aux bourdonnements de la guêpe et ne s’inquiétait aucunement de l’existence de l’imaginaire Dirac Angestun Gesept.
Ainsi privé de réactions visibles, Mowry n’avait aucun moyen de connaître ce à quoi il était parvenu, si toutefois il était parvenu à quelque chose. Rétrospectivement, cette guerre de médisance paraissait plutôt futile, en dépit de tous les boniments de Wolf sur la façon de paralyser une armée par quelques gestes. Lui, Mowry, s’était déchaîné pour des nèfles et les autres ne se donnaient même pas la peine de répliquer, ni même de réagir.
Il lui était donc difficile de conserver son bel enthousiasme du début. Un seul cri de douleur publique de la part de l’opposition – ou un hurlement de fureur, ou une tirade de menaces – eût donné un coup de fouet à son moral en lui montrant qu’il avait heurté quelque chose de dur. Mais ils ne lui avaient pas donné la satisfaction de lui laisser entendre même un halètement.
C’était le revers psychologique du travail en solitaire. Il n’existait aucun compagnon d’armes avec qui échanger des spéculations stimulantes sur la contre-offensive secrète de l’ennemi ; personne à encourager ni pour l’encourager ; personne qui puisse partager les complots, le danger et – ainsi qu’il est courant dans ces cas-là – les rires.
Il sombra dans un cafard si profond que pendant deux jours il resta dans son appartement à ne rien faire d’autre que ruminer. Le troisième jour, son pessimisme fut remplacé par une inquiétude aiguë. Il ne feignit point d’ignorer cette nouvelle impression ; au centre d’entraînement, on l’avait averti d’innombrables fois de toujours y prendre garde.
« Le fait que l’on est pourchassé pour de bon peut provoquer un affinement des perceptions mentales qui équivaut presque à un sixième sens. C’est ce qui rend les criminels endurcis difficiles à attraper. Ils ont des intuitions, et ils les suivent. Plus d’un escroc s’est échappé à la dernière seconde avec une telle précision que la police a soupçonné quelque fuite. En fait, le gaillard avait soudain eu la bougeotte et il s’était enfui ventre à terre. Si vous tenez à votre peau, faites de même. Si vous avez l’impression qu’on vous serre de près, ne restez pas dans le coin à vous en assurer… barrez-vous, c’est tout ! »
Oui, c’est ce qu’on lui avait dit. Il se rappelait s’être demandé si cette capacité à flairer le danger était quasi télépathique. La police procédait rarement à une rafle sans surveillance ou observation préliminaire de quelque nature que ce soit. Un limier rôdant autour d’un antre – l’œil vif, la dent pointue et incapable d’éviter de penser à ce qu’il fait – peut fort bien émettre une odeur mentale. Laquelle ne sera pas perçue comme une pensée claire mais plutôt comme une sonnette d’alarme.
Sur la foi de ceci, Mowry saisit ses bagages et fonça par la porte de derrière. Personne ne flânait par là à l’instant ; personne ne le vit partir ; personne ne le fila.
Quatre individus costauds se postèrent à portée de vue de cette sortie quelques minutes avant minuit. Deux cars de spécimens apparentés s’arrêtèrent devant, enfoncèrent la porte principale, se ruèrent dans l’escalier. Ils restèrent trois heures sur les lieux et ils tuèrent à moitié le logeur avant d’être convaincus qu’il ne savait rien.
Mowry ignora ceci ; c’était le coup de fouet tant attendu qu’il eut la chance d’éviter.
Son nouveau sanctuaire, distant de deux kilomètres, était une chambre étroite et allongée au sommet d’une bâtisse délabrée dans le quartier le plus mal famé de Pertane – district où le ménage s’effectuait selon la technique du coup de pied à droite et à gauche. On ne lui avait demandé ni son nom ni sa carte d’identité, la plus délicieuse coutume de l’endroit voulant que chacun s’occupe de ses oignons – ou de ce qui équivalait à des oignons. Il lui suffit de montrer un billet de cinquante guilders. L’argent disparut, une clé usée apparut en échange.
Il rendit rapidement cette clé devenue inutile en achetant une serrure en croix à bouterolles multiples qu’il fixa sur la porte. Finalement, il se ménagea une petite trappe dans le toit afin d’avoir une sortie de secours si l’escalier venait à être bloqué par des carcasses ennemies.
Pour l’instant, James Mowry estimait que le plus grand danger résidait dans la présence des voleurs à la petite semaine du voisinage – les gros ne se seraient pas donné la peine de pénétrer dans un taudis pareil. Verrou et loquets devraient suffire à refouler les intrus.
Il dut à nouveau passer un certain temps à rendre les lieux habitables. S’il se faisait capturer par le Kaïtempi, il irait rouler dans la fange puante d’un cul-de-basse-fosse ; mais tant qu’il demeurerait libre, il se ferait un devoir de se montrer difficile. Lorsqu’il eut fini son ménage, la pièce était plus claire et plus agréable que depuis que les maçons avaient déménagé et que le sous-prolétariat avait emménagé.
Il s’était remis de son passage à vide et de son impression de désastre imminent. De meilleure humeur, il sortit, marcha dans la rue et atteignit un terrain vague jonché de détritus. Alors que personne ne regardait, il y déposa le pistolet du major Sallana, près du trottoir, là où on le verrait facilement.
Marchant d’un air dégagé, de son pas cahotant, les mains dans les poches, il arriva à une porte cochère où il s’affala avec la mine lasse et rusée de celui qui ne sème ni ne récolte. Dans le coin, c’était la mode. Le regard généralement braqué de l’autre côté de la rue, il n’en surveillait pas moins subrepticement le pistolet posé à environ soixante-dix mètres.
Ce qui suivit prouva une fois de plus qu’une personne sur dix se sert – peut-être – de ses yeux. En un temps très court, trente personnes passèrent à côté du pistolet sans l’apercevoir. Six d’entre elles le frôlèrent ; l’une marcha dessus.
Quelqu’un finit cependant par le repérer. C’était un adolescent à la poitrine étroite, aux jambes en fuseaux, qui avait des taches violet sombre sur le visage. S’arrêtant à côté de l’arme, il la contempla, se pencha pour la regarder de plus près, mais ne la toucha pas. Il jeta un regard furtif alentour mais ne vit pas Mowry qui s’était renfoncé sous son porche. Il se pencha à nouveau, sur le pistolet, tendit la main comme s’il allait s’en emparer. Au dernier moment, il se ravisa et s’éloigna rapidement.
« Il en avait envie, mais il a eu trop peur de le prendre », décida Mowry.
Vingt piétons passèrent encore. Deux d’entre eux remarquèrent le pistolet mais firent comme s’ils ne l’avaient pas vu. Aucun des deux ne revint le chercher alors que personne n’était à proximité ; ils considéraient probablement l’arme comme étant une preuve dangereuse que quelqu’un avait jugé nécessaire de jeter. Celui qui finit par la confisquer était un véritable artiste en son genre.
L’individu pesant aux bajoues pendantes et à la démarche cahotante dépassa le pistolet. Continuant son chemin, il s’arrêta au coin de la rue – à cinquante mètres – et regarda alentour avec la mine d’un étranger qui n’est pas très sûr de l’endroit où il se trouve. Puis il prit un agenda dans sa poche et s’absorba à le consulter. Cependant, ses petits yeux allaient et venaient en tous sens ; mais ils ne purent déceler l’observateur tapi sous le porche.
Au bout d’un moment, il revint sur ses pas, traversa le terrain vague, laissa tomber l’agenda sur le pistolet, les ramassa tous deux rapidement et continua à avancer tranquillement. Ce fut une petite merveille de voir la façon dont le carnet demeura dans sa main tandis que disparaissait l’arme.
Accordant une bonne avance à l’individu, Mowry sortit de sa porte cochère et le suivit. Il espérait que l’autre n’irait pas trop loin. C’était manifestement un petit malin qui ne manquerait pas de remarquer et de déjouer une filature. Mowry ne désirait pas le perdre après la peine qu’il avait eue à trouver un type intéressé par la récupération des armes perdues.
La Bajoue continua à marcher, tourna à droite dans une rue plus étroite et plus sale, se dirigea vers un croisement, tourna à gauche. Il ne faisait preuve d’aucun soupçon, n’essayait aucunement de se défiler et ne se doutait visiblement pas qu’il était suivi.
Au bout de la rue, il pénétra dans un boui-boui aux fenêtres poussiéreuses et qui portait une enseigne craquelée illisible au-dessus de sa porte. Quelques instants plus tard, James Mowry passait devant et jaugeait rapidement l’endroit. C’était un trou à rats typique où les personnages du milieu attendaient la nuit. Mais qui n’ose rien n’a rien ; il poussa la porte et entra.
Les lieux empestaient les corps mal lavés, la nourriture rance et les égouttures de zith. Derrière le bar, un serveur blafard lui jeta un coup d’œil hostile avec l’expression réservée aux visages inhabituels. Une douzaine de clients, assis dans la pénombre contre le mur souillé et sans peinture, le regardèrent d’un air maussade et plus par principe que par intérêt. Ils avaient l’air d’une belle brochette de bandits.
Mowry s’appuya sur le bar et parla au Blafard sur un ton rude. « Un quart de café.
— Du café ? L’autre bondit comme si l’on venait de lui enfoncer une aiguille dans l’arrière-train. Sang de Jaime ! c’est une boisson spakum !
— Ouin, fit Mowry. Je veux le cracher sur le plancher. Il éclata d’un rire sec. Réveille-toi et file-moi un zith. »
Fronçant les sourcils, le serveur saisit sur un rayon un quart de glassite d’une propreté douteuse, le remplit de zith de basse qualité et le fit glisser jusqu’à lui. « Six décimes. »
Mowry paya et porta son verre jusqu’à une petite table du coin le plus sombre, une douzaine de paires d’yeux suivant le moindre de ses mouvements dans un silence total. Il s’assit, laissa errer son regard autour de lui, l’air parfaitement à l’aise parmi la canaille. Ses yeux tombèrent sur la Bajoue au moment où cet honorable personnage quittait son siège, quart à la main, pour se joindre à lui.
La manœuvre de l’homme, accueillant apparemment le nouveau venu, fit disparaître la tension. Les autres ne s’intéressèrent plus à Mowry, le serveur se remit à paresser et les conversations reprirent. Ce qui prouvait que la Bajoue était bien connu parmi la clientèle patibulaire ; elle acceptait toute personne qu’il connaissait.
Cependant, il s’était assis face à Mowry et s’était présenté : « Je m’appelle Urhava, Butin Urhava. » Il s’arrêta en attendant une réaction qui ne vint pas, puis reprit : « Tu es étranger. Tu viens de Diracta. De Masham, en fait. Ça s’entend à ton accent.
— Tu es astucieux, l’encouragea Mowry.
— On doit être astucieux, si on veut s’en sortir. Les imbéciles n’y arrivent pas. Il avala une lampée de zith. Tu ne t’aventurerais pas ici si tu n’étais pas vraiment un étranger… ou un membre du Kaïtempi.
— Non ?
— Non. Et le Kaïtempi n’enverrait pas ici un homme seul. Il en enverrait six. Plus, peut-être. Le Kaïtempi s’attendrait à des tas d’ennuis, au Café Susun.
— Voilà qui me convient parfaitement, dit Mowry.
— Ça me convient encore plus ! Butin Urhava fit apparaître la gueule du pistolet de Sallana au bord de la table. Elle était pointée sur l’estomac de Mowry. Je n’aime pas être suivi. Si ce pistolet partait, personne n’y prêterait attention. Alors, tu ferais bien de parler. Pourquoi m’as-tu suivi, hi ?
— Tu savais que je te filais ?
— Ouin. Alors, pourquoi ?
— Tu auras de la peine à me croire. Se penchant sur la table, Mowry lâcha un grand sourire devant le visage renfrogné d’Urhava. Je veux te donner mille guilders.
— C’est gentil, fit Urhava sans paraître impressionné pour autant. C’est très gentil. Ses yeux s’étrécirent. Et tu es prêt à mettre la main à la poche pour me les donner, hi ? »
Mowry opina en continuant de sourire. « Oui… à moins que tu aies tellement les foies que tu veuilles l’y mettre toi-même.
— Tu ne m’auras pas comme ça, repartit Urhava. C’est moi qui ai le contrôle de la situation et je le conserverai, vu ? Maintenant, aboule… mais si c’est une arme qui sort de ta poche, c’est toi, et pas moi, qui seras du mauvais côté. »
Le pistolet fermement braqué sur lui au-dessus de la table, Mowry plongea la main dans sa poche de droite, sortit une liasse de billets de vingt guilders et la repoussa de l’autre côté de la table. « Voilà. C’est pour toi. »
Un instant, Urhava resta bouche bée, incrédule ; puis, en un tour de passe-passe, les billets disparurent. De même que le pistolet. Il se carra dans son siège et étudia Mowry avec un mélange d’étonnement et de suspicion. « Maintenant, où est l’attrape ?
— Pas d’attrape, lui assura Mowry. Ce n’est qu’un présent d’un admirateur.
— C’est-à-dire ?
— Moi.
— Mais tu ne me connais ni de Jaime ni de Kaï.
— J’ai bon espoir, fit Mowry. Bon espoir de faire suffisamment ta connaissance pour te convaincre de quelque chose de rudement important.
— Et de quoi s’agit-il ?
— Il y a encore beaucoup d’argent là d’où vient celui-ci.
— Vraiment ? Urhava lui lança une grimace de connivence. Eh bien, d’où vient-il ?
— Je viens de te le dire… d’un admirateur.
— Ne me raconte pas ça !
— Très bien. La conversation est terminée. Enchanté d’avoir fait ta connaissance. Maintenant, retourne à ta place.
— Ne fais pas l’idiot ! Urhava se lécha les babines et réduisit sa voix à un murmure. Combien ?
— Vingt mille guilders. »
L’autre agita les mains comme s’il chassait une mouche qui l’importunait. « Chut-chut ! Pas si fort ! » Il regarda précautionneusement autour d’eux. « Est-ce que tu as bien dit : vingt mille ?
— Ouin. »
Urhava prit une longue inspiration. « Qui veux-tu faire tuer ?
— Un seul type… pour commencer.
— Tu es sérieux ?
— Je viens de te donner mille guilders, et ce n’est pas de la blague. En outre, tu peux tenter le coup. Tu coupes une gorge et tu ramasses l’argent… c’est aussi simple que ça.
— Pour commencer, tu as dit ?
— Ouin. Ce qui veut dire que si ton travail me satisfait, je t’utiliserai à nouveau. J’ai une liste de noms et je paierai vingt mille unités par cadavre. »
Contemplant l’effet de ses paroles sur Urhava, James Mowry donna une note d’avertissement à sa voix. « Le Kaïtempi te récompenserait de dix mille unités si tu me livrais. Mais dans ce cas, tu sacrifies toute chance de recevoir une somme bien plus importante… allant peut-être au-delà du million. » Il s’arrêta. « On n’inonde pas sa propre mine d’or, n’est-ce pas ?
— Nin, à moins d’être toqué. Urhava s’énervait quelque peu tandis que ses pensées tourbillonnaient. Et qu’est-ce qui te fait croire que je suis un tueur professionnel ?
— Rien. Mais je sais que tu as probablement un casier judiciaire ; autrement, tu n’aurais pas ramassé ce pistolet. Et on ne te connaîtrait pas dans un coin pareil. Ce qui veut dire que soit tu es de ceux qui peuvent faire mon sale boulot, soit tu peux me présenter à ceux qui sont prêts à s’en charger. Personnellement, je me fiche totalement de qui le fait. Ce qui compte, c’est que je pue l’argent et que tu en adores l’odeur. Si tu veux continuer à la renifler, il va falloir que tu agisses. »
Urhava opina lentement ; il mit la main dans sa poche et palpa les mille guilders. Il y avait une flamme étrange dans son regard. « Je ne fais pas ce genre de boulot ; ce n’est pas tout à fait ma branche. Et un seul ne suffit pas, mais…
— Mais quoi ?
— Rien. Il me faut du temps pour y réfléchir. Je veux en discuter avec deux amis. »
Mowry se leva. « Je te donne quatre jours pour les trouver et y méditer. Il faut que tu te décides, dans un sens ou dans l’autre. On se reverra ici dans quatre jours à la même heure. » Il bouscula modérément mais de façon impérative son interlocuteur. « Moi non plus, je n’aime pas être filé. Laisse tomber si tu veux devenir riche et vieux. »
Sur ce, il s’en alla.